Travelling | Chapitre V
***
L’île est envahie, et il y en a pour tous les goûts. Dès l’aube, une curieuse procession se forme, des jeunes mariés perlant de guimauve, main dans la main, s’en vont par dizaines jusqu’au sommet. Ils ont renfilé leurs habits de cérémonie, et les longues traînées blanches flottent au vent dans un tourbillon de poussière. Une fois là-haut, on peine à profiter de la vue, car la foule romantique surgit de toutes parts. Ça se bouscule au belvédère, et chacun veut sa photo-souvenir au même endroit. Les flashs inutiles crépitent à la chaîne, et souvent un inconnu qui trébuche s’invite par mégarde dans le cadre. Peu importe d’être à contre-jour : les guides de voyage sont formels, c’est à l’est qu’on aura le meilleur panorama.
En descendant, ils passent le relais aux randonneurs qui sillonnent les chemins de l’île au pas de charge. Généralement âgés de la cinquantaine, ils vont par petits groupes déterminés, frappant le sol, en cadence martiale, de leurs bâtons de carbone dernier cri. Ils ont les muscles secs et la peau mate, le regard impénétrable et le sac sévèrement sanglé. Les marcheurs se croisent à chaque instant, et la colline entière résonne des saluts incessants qu’entre confrères ils ne manquent jamais de s’adresser, fussent-ils à bout de souffle en pleine ascension sous le cagnard : au sein de cette fière corporation, on fait du bonjour cordial une question de principe. Après un pique-nique frugal, ils sont de retour au village à l’heure du café, quand toutes les tables des terrasses bondées croulent sous les amas d’assiettes sales. Sans ralentir, ils jettent un œil dédaigneux aux colonies d’adultes en goguette qui bâfrent comme des gorets dans un vacarme étourdissant. D’apéro en digestif, ces derniers traînent leurs claquettes en bandes oisives accoutrés de vieux marcels, et sèment l’embarras partout sur leur passage. Parés dès l’aube à s’emmerder ferme, ils s’étalent en maîtres sur la plage, vocifèrent et rient de plus belle aux surenchères grivoises sur les miches à Simone ou la chiasse à Jean-Pierre. À cent mètres à la ronde on n’entend qu’eux, et la mère de famille affolée s’empresse de couvrir les oreilles chastes de ses enfants. Elle peste contre son mari qui ne dit rien, n’entend rien, et qui dort comme une souche à ses côtés. Surmené par des vacances réglées comme une horloge de bureau, il a sombré depuis belle lurette. Trois fois par jour pendant deux semaines, il trimballe famille et barda de l’hôtel à la plage et de la plage à l’hôtel. Lequel hôtel sans charme, qu’il a choisi pour ses prix défiant toute concurrence, se trouve à une distance sadique de la plage. Et dans les rêves qu’il fait la bouche pleine de sable, il voit encore la longue route d’asphalte brûlant, il sent la sueur qui lui obstrue les yeux et sa peau lacérée par les lanières d’innombrables sacs de jouets, tandis que ses adorables bambins lui courent entre les jambes pour le faire tomber. Là-haut le ciel décline et s’assombrit, se resserre autour de lui jusqu’à former un tunnel étroit qui lui fait voûter les épaules. Au bout il entrevoit la lumière, mais le tunnel s’affaisse encore et l’écrase inexorablement à quatre pattes sur le sol, jusqu’à ce qu’il se réveille dans une violente quinte de toux. Peut-être que cette lumière, cette oasis hors de portée dont rêve cet homme, c’est cette jeune fille en pleine santé de l’autre côté de la plage, et qui s’étire sur le palier de son bungalow. C’est là que séjourne la jeunesse dorée qui vient dilapider son fric en fêtes orgiaques à Anafi, dans des pavillons luxueux montés sur pilotis à l’endroit le mieux préservé du rivage. Les filles sont pulpeuses et les garçons bodybuildés, vêtus la nuit comme le jour de Bikini drastiques pour les unes, et de shorts hawaïens pour les autres. Ils se lèvent juste à temps pour démarrer la soirée dans une discothèque en plein air sortie de terre à l’entrée du port. Des enceintes géantes y diffusent une techno primitive qui pilonne sans mélodie comme dix marteaux-piqueurs. Il faut croire qu’ils y trouvent tout de même de quoi danser, car c’est une foule déchaînée qui se trémousse, se frotte, crie à tue-tête et saute sur place, et s’excite à grands flots de vodka-Red Bull autour d’un bar et d’une piscine débordés. Vers minuit, déjà passablement éméchés, ils migrent par grappes vers le Pub Lounge où bientôt la fête battra son plein de furie collective – Dénis avait donc dit vrai.
Plus tard, quand l’alcool commence à réclamer son dû, et que les premiers punis vomissent l’excédent en gerbes grumeleuses, la fête s’essouffle, désenfle et se déballonne, et son cadavre poisse les dernières heures de la nuit. En quelques minutes les bars se vident, et les fêtards s’en vont dans leurs bungalows décharger l’excès d’hormones : ça baise dans tous les coins. Les mâles râlent, les filles s’égosillent, et au lever du soleil leurs bruitages concurrencent encore les accords de guitare mélancoliques des hippies qui célèbrent sagement Bob Dylan autour d’un feu. La course aux plaisirs oisifs des vacances est une forme de guerre impitoyable.
***